# Économie

Isabelle Lefort :
« La surconsommation est challengée par la seconde main »

Publié le 8 juin 2021 à 22h25

isabelle lefort geraldine aresteanu
isabelle lefort geraldine aresteanu

Pollution des eaux, surconsommation et manque de recyclage… Les défis de l’industrie textile sont nombreux. Au contact des principaux acteurs de la mode à Paris, Isabelle Lefort essaie de réécrire la mode de demain, de l’intérieur. On fait le point avec elle sur l’avenir d’un secteur en pleine restructuration.

Chaque année, 100 milliards de vêtements sont vendus dans le monde, un chiffre qui a presque doublé en 15 ans, selon l’Ademe. Bien qu’il soit difficile de mesurer précisément l’impact carbone de la mode, cette industrie a encore beaucoup de progrès à faire.

Si rien n’est fait, la demande de vêtements devrait continuer de croître, pour passer de 62 millions de tonnes en 2015 à 102 millions de tonnes en 2030, selon WWF. Pour avancer, Isabelle Lefort en est convaincue : il faut changer l’industrie textile de l’intérieur. Après une carrière journalistique, l’ancienne directrice éditoriale de Positive Planet a cofondé Paris Good Fashion, une association dont la mission est de rendre la mode plus responsable d’ici 2024. En particulier les acteurs de la mode parisienne, aux premiers rangs des futurs Jeux olympiques. Avec elle, nous avons essayé d’esquisser les grands enjeux écologiques qui bousculent la mode d’aujourd’hui et structureront celle de demain.

Avec Paris Good Fashion, vous avez fait le choix de travailler avec de grands groupes comme LVMH, Chanel ou les Galeries Lafayette. Pourquoi est-ce important pour vous de changer l’industrie de l’intérieur, en parlant aux grandes institutions ?

Isabelle Lefort :

Les startups ont une souplesse et une créativité qui font bouger les grandes entreprises. Par exemple, la startup Heuritech développe une solution de prévision des grandes tendances à partir des réseaux sociaux. Les acteurs de la mode s’en sont saisis car cela leur permet d’anticiper les besoins et ainsi d’éviter la surproduction.

Mais contrairement à une start-up, qui n’a pas forcément les moyens d’investir en dehors de son cœur de business, les grands groupes ont les ressources pour entraîner le marché. Ils peuvent financer des grands projets qui coûtent plusieurs milliers d’euros, comme notre étude sur la bientraitance animale. C’est donc très important de continuer à travailler avec elles. Je pense justement qu’on peut changer le système en faisant le pont entre ces différentes structures afin que nos réflexions bénéficient au plus grand monde. 

Paris Good Fashion compte environ 70 membres, parmi lesquels des marques leaders, des groupes de distribution, des fédérations, écoles, start-ups et designers indépendants... On travaille ensemble pour résoudre des problématiques concrètes. Nous avons par exemple contribué au lancement du Collectif Tricolor pour la renaissance des filières de laine française car aujourd’hui, seulement 4% de notre laine produite est exploitée, l’objectif étant de passer à 24% d’ici 2024.

mode
mode

Selon un rapport du site américain de revente de vêtements thredUP, publié en 2019, le marché de la seconde main devrait dépasser celui de la fast-fashion pour la première fois en 2028. Croyez-vous en cette hypothèse et peut-elle également s’appliquer aux grandes marques françaises ? 

Isabelle Lefort :

La surconsommation qui a piloté le secteur de la mode depuis les années 1980 est challengée aujourd’hui par l’upcycling et la seconde main, et la question est de savoir comment les marques vont l’intégrer. Quand votre modèle est basé sur la fast-fashion, c’est très compliqué de réinventer son business de façon vertueuse et responsable. La clef du message à faire passer aux consommateurs est de faire comprendre : à quoi bon acheter une robe de mauvaise qualité si je peux trouver un vêtement plus durable au même prix en seconde main ? 

La seconde main gagne évidemment sur la fast fashion sur ce point, mais je fais aussi confiance aux marques françaises leaders pour trouver leur voie. Nous avons la chance d’avoir un modèle hexagonal basé sur la durabilité des vêtements, qui les pousse déjà toutes à travailler sur le recyclage. 

habits
habits

En 2020, vous avez réalisé une consultation citoyenne sur les enjeux écologiques de la mode. Quels sont les principaux points de vigilance des consommateurs ? 

Isabelle Lefort :

Ce sont les questions de recyclage et de fin de vie des vêtements. Les citoyens ne pensent plus « jetable » mais veulent trouver des solutions pour améliorer la longévité des produits. Ensuite, les consommateurs cherchent à développer les circuits courts et rejettent fortement les emballages et le plastique. Ils plébiscitent la relocalisation.

Le désir de créativité ne disparaîtra pas

Face à ces tendances de consommation, comment va se structurer l’industrie de la mode dans les dix prochaines années ? 

Isabelle Lefort :

La seconde main est aujourd’hui une manière non seulement de prolonger la durée de vie des vêtements, mais aussi d’accéder à des vêtements de qualité à moindre coût, en singularisant son vestiaire. Mais il nous reste encore à déconstruire certains stéréotypes. Quand on est défavorisé, qu’on a peu de moyens, acheter un vêtement neuf, c’est un luxe, alors qu’acheter un t-shirt sur leboncoin, ça n’est pas encore assez valorisant. Selon moi, l’enjeu de la valorisation est essentiel.

Le désir de créativité ne disparaîtra pas. L’essence de la mode, c’est aussi de porter une pièce nouvelle, quelque chose d’inédit, quelque chose de « beau », un vêtement qui contribue à nous valoriser. Il faut s’appuyer sur la tendance du do-it-yourself.  Acheter en seconde main ou réaliser une pièce chez soi nous aide à développer notre singularité. 

Demain, une partie de l’économie de la mode sera drivée par des designers asiatiques, qui se forment en France depuis 10 ou 15 ans auprès des plus grands, afin de créer dans leur pays d’origine. Le savoir-faire qu’ils ont acquis commence à faire émerger des marques locales à succès en Asie. Il faut s’attendre à l’émergence de marques locales asiatiques. L’attrait pour Paris ne disparaîtra pas mais il y aura une polarisation des bassins de création à terme, reste à savoir comment cette demande asiatique va influer sur la créativité de demain.

Crédits photos
© Image de couverture : Géraldine Aresteanu
© Genaro Servín / Pexels

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