# Économie

Laurence Fontaine :
« leboncoin a permis une réappropriation du marché au niveau local »

Publié le 1 juin 2021 à 22h00

Depuis 5 ans, le cabinet Archipel&Co évalue la contribution économique et sociétale du boncoin à travers une série d’études réalisées auprès d’un large panel de Français. À l’occasion de l’anniversaire de la marque, une synthèse des enseignements de ces études a été faite, en l’enrichissant du regard de plus de 15 experts venus d’horizons différents : sociologues, économistes, historiens, politologues, journalistes, entrepreneurs. Laurence Fontaine, historienne, directrice de recherches au CNRS, donne son avis.

Laurence Fontaine est historienne, directrice de recherche au CNRS rattachée au Centre Maurice Halbwachs (CNRS-ENS-EHESS). Elle a été professeur au département d’histoire et civilisations de l’IUE-Florence de 1995 à 2003. Elle a travaillé sur les colporteurs en Europe du XVI au XVIII siècle et sur les migrations et s’intéresse actuellement à la pauvreté, aux économies populaires et aux stratégies de survie ainsi qu’aux aspects sociaux et culturels du crédit et du marché dans un dialogue entre les sociétés européennes pré-industrielles et le monde contemporain.

Vous êtes historienne et avez beaucoup travaillé sur le rôle du Marché en Europe avant la révolution industrielle. Quel regard portez-vous sur le phénomène leboncoin ?

Laurence Fontaine :

Aujourd’hui leboncoin rassemble des millions de Français et des mobiles très variés sont à l'œuvre dans l’intérêt pour le site. leboncoin a permis une réappropriation du marché au niveau local. Il a retrouvé alors les fonctions d’une auberge d’Ancien Régime dans laquelle les colporteurs déballaient leur pacotille, les petites marchandes passaient régulièrement avec leur panier, où chacun pouvait y proposer un objet à vendre, passer dire qu’il avait perdu son chat, ou faire circuler l’annonce qu’il cherchait un travail pour l’été, pour quelques heures, voire quelques soirées ou nuits. On s’y installait aussi pour faire connaissance et passer un agréable moment.

Aujourd’hui, et bien au-delà des usages d’achat-revente, leboncoin est entré dans le quotidien de nombreux Français qui s’en servent aussi pour trouver un emploi ou trouver des vacances. Que vous inspire ce détournement d’usage ?

Laurence Fontaine :

L’arrivée d’une nouvelle technologie est toujours une aventure car personne ne sait vraiment ce qu’il va advenir : qui va l’utiliser, comment, à quels usages. Ces innovations ont très peu de modes d’emploi définis lors de leur création et ce sont les populations qui s’en saisissent qui le précisent et elles sont rarement celles que les inventeurs avaient imaginées. De fait, une technologie ne peut se développer que si elle épouse certaines valeurs et ces dernières sont bien souvent incarnées dans des groupes sociaux marginaux. En témoigne l’invention de l’imprimerie : lorsque Gutenberg l’a imaginée au XVe siècle, il a tout de suite pensé à imprimer la bible pour répandre la parole de Dieu auprès des catholiques.

Ce ne sont pourtant pas eux qui s’en sont emparés mais les réformés et les marchands, c’est-à-dire politiquement des marginaux : ils s’en sont saisis pour ouvrir le savoir aux laïcs. Ils l’ont fait en donnant accès à des textes en langues vernaculaires et dans des formats maniables et transportables. Les protestants, qui contestaient l’ordre établi et les dérapages de l’Église catholique, ont compris que cette technique pouvait porter leurs messages et, ce faisant, révolutionner le monde. Si les catholiques ont répliqué en multipliant sermons virulents et images gravées, rien n’a empêché l’essor mondial de l’imprimerie.

Avec l’internet en général et leboncoin en particulier aujourd’hui, une transformation de même ampleur s’opère puisque s’ouvre pour chacun la possibilité d’exercer sa créativité, de trouver des solutions pour se lier aux autres comme de consommer, apprendre et comprendre autrement ; tous changements qui englobent des valeurs de l’être au monde et de l’être à la société.

leboncoin, site gratuit et ouvert à tous, est quant à lui un connecteur universel

Quelle est selon vous la singularité de leboncoin ?

Laurence Fontaine :

Selon les barrières mises à l’entrée, ces plateformes – dont la mission est avant tout de mettre en relation – s’adressent à des communautés plus ou moins larges. leboncoin, site gratuit et ouvert à tous, est quant à lui un connecteur universel capable d’abriter n’importe quelle demande de mise en relation car il suffit d’en poster l’annonce pour que les équipes, qui gèrent le site et scrutent les offres, s’attachent à répondre aux attentes des utilisateurs en multipliant onglets et rubriques dès qu‘un type de propositions se répète suffisamment souvent. En retour, chaque rubrique nouvellement créée canalise et stimule l’offre. Ce qui explique par exemple le succès, dont les utilisateurs sont à l’origine, de la rubrique emploi. L’outil est ainsi en perpétuelle évolution ce qui, joint à sa gratuité et à sa facilité d’utilisation, assure son succès. En outre, contrairement à Pôle Emploi, qui doit afficher des résultats ce qui le conduit à viser large pour montrer aux employeurs, comme aux demandeurs, qu’il propose un maximum d’offres, leboncoin, qui ne subit pas ce type de pressions, peut, tout au contraire, poster des annonces toujours plus précises et chercher ainsi à cibler au mieux les contours. 

Vous avez écrit un livre intitulé « Le Marché, histoire et usages d’une conquête sociale ». Qu’entendez-vous par cette expression et comment cela fait-il écho avec leboncoin aujourd’hui ?

Laurence Fontaine :

Par conquête sociale, j’entends la nécessité de rendre le marché accessible à tous et dans des conditions équitables. Il s’agit bien d’une conquête, au sens où le marché est un enjeu que les plus riches cherchent à s’approprier . C’est à la fois simple et fondamental. La stratégie élémentaire de « survie » en Europe avant la révolution industrielle consiste pour chacun à entrer dans le marché pour y générer des revenus complémentaires. D’une manière générale, on observe que la pluriactivité repose sur trois types d’activités : les activités liées à l’autosubsistance, comme la culture, les activités salariées et les activités de production artisanale et de services qui ouvrent sur des capacités entrepreneuriales, si petites soient-elles. Les habitants des villes et des campagnes essayent tous de multiplier les sources de revenus. En ville, les habitants cherchent à travailler dans l’artisanat à domicile, les services à droite et à gauche et le marché avec la vente ou la revente de petits produits. La famille joue sur le formel et l’informel pour diversifier les clientèles, les espaces et les possibles rentrées d’argent, et tous profitent de l’abondance de travail occasionnel qu’apporte la ville. Dans les campagnes, l’industrie à domicile, le service et la production agricole font partie des pôles grâce auxquels les familles divisent les risques. C’est ainsi que tout le monde est plus ou moins marchand et la multi-activité est partout car elle seule permet de diversifier les opportunités de revenus et de faire ainsi face au risque de pauvreté.

Le Marché s’avère ainsi déterminant car il permet non seulement aux exclus et à ceux qui vivent à la marge de la société de s’en sortir, pour certains très convenablement, mais plus largement à chacun de se constituer une forme d’assurance en cas de mauvais temps.

Pensez-vous qu’avec la circulation des objets, on assiste aussi à une circulation des idées au sein de la société française et que leboncoin participe aussi à fabriquer de nouvelles normes, notamment en termes de consommation ?

Laurence Fontaine :

Je parlerais plus volontiers de valeurs que d’idées. La réappropriation du marché à laquelle on assiste aujourd’hui, qui touche autant les classes aisées que les plus démunies et que traduisent le succès fulgurant de ces sites, autant que la multiplication des vide greniers, reflète aussi des changements de valeurs à l’oeuvre dans la société : elle dit la crise morale de l’industrialisation du monde et la crise écologique. Elle dit aussi que les gens veulent être acteur là où ils vivent. Elle illustre enfin un besoin de lien.

Ainsi, toute une série de valeurs qui progressent dans la société, comme le partage et l’attention à la santé de la planète, s’ajoutent à la crise. Leur addition développe un retour vers une économie de la circulation dont les effets aident à pallier la désindustrialisation de la France. Elle entraîne également, avec la volonté de chacun d’être un acteur dans tous les domaines de sa vie, le refus des médiations dont le commerçant, comme les administrations dédiées, sont les premières victimes collatérales. Dans l’économie de la circulation qui se développe, la valeur change de pôle et connecter devient plus rentable que produire, comme l’enseigne le succès financier de l’ensemble de ces sites de mise en relation.

Il ne faut pas oublier que les objets condensent une partie de nous-mêmes : nos souvenirs,  nos expériences, notre vécu

Vous avez beaucoup insisté sur le rôle politique du Marché, en montrant que le passage d’une économie aristocratique à une économie de marché était aussi la victoire de l’égalité contre la société à statut. Pourriez-vous revenir sur ce point ?  Quel est le rôle politique du marché ? Et partager votre perspective sur leboncoin ?

Laurence Fontaine :

Au-delà de ce rôle primordial dans les stratégies économiques des classes populaires, le marché a aussi un rôle politique de premier plan. C’est un bâton de dynamite posé sous les fondements des sociétés aristocratiques que sont les sociétés européennes à l’ère préindustrielle.

Il faut se replacer dans le contexte de l’Ancien Régime. À l’époque, le modèle dominant en Europe est celui de la société à statut. Le marché, en favorisant la création de nouvelles hiérarchies, bouscule l’ordre établi. Ce que ne peut supporter une société qui souhaite maintenir chacun à sa place, les femmes notamment. L’économie aristocratique fonctionne selon un principe simple : la place et le rôle de chacun sont définis par son rang. Aussi le marché est-il un formidable vecteur de mobilité sociale, qui bouscule les ordres établis et les places assignées.

Car il faut bien comprendre que le marché est d’abord de la discussion. Dans sa première définition, celle du dictionnaire de l’ancien français et de ses dialectes, le mot marché, dit marchié, n’a qu’un seul sens, celui de « vente, achat à un prix débattu. ». Plus tard, les définitions des dictionnaires incorporeront l’espace où se tiennent les échanges marchands. Or, l’acte même de négocier introduit de facto l’égalité des conditions et porte en lui la démocratisation des rapports économiques. Les aristocrates l’avaient bien compris qui refusaient d’entrer dans le processus de marché, noblesse oblige.

Les principes aristocratiques, qui sont ceux de l’honneur et du don, leur interdisaient la discussion avec des inégaux. On retrouve une trace de ce comportement aujourd’hui dans le pourboire qui a un statut bien particulier et qui choque quelque chose de démocratique en nous, car c’est un don fait selon le bon plaisir du client. C’est d’ailleurs pour gommer cet aspect qu’il est de plus en plus fixé selon un pourcentage du prix.

On comprend ainsi mieux la résistance de tous ceux qui bénéficient de l’ordre établi et de la société à statut.

Cela fait écho à une thèse d’une étudiante que j’avais lue qui comparait les sites marchands comme leboncoin et les sites de don. Ce qui revenait de manière frappante c’est que les gens se parlent plutôt mal sur les sites de don : ceux qui donnent sont dans une situation de pouvoir à partir de laquelle ils se sentent autorisés d’exiger certaines choses (le lieu et l’heure du rendez-vous typiquement) sans négociation avec l’autre partie prenante. Les sites d’échange comme leboncoin étaient en moyenne beaucoup plus polis car chacun respecte la civilité de l’échange, et l’égalité qui se joue dans chaque transaction. C’est aussi cela l’éthique du marché: l’égalité et la symétrie. Le don est toujours un peu du côté du Pouvoir.

Vous avez enfin écrit un livre sur la circulation des objets d’occasion. Que vous inspire leboncoin quant à la manière dont les objets circulent entre personnes ?

Laurence Fontaine :

Les jeter revient à une certaine violence contre nous-mêmes. C’est un crève-coeur. Au contraire, les vendre ou les donner nous permet de leur permettre une nouvelle vie. Il y a aussi cette satisfaction personnelle dans l’échange d’objet : nos souvenirs continuent d’exister.

Partager